La création d'un livret de paternité consacre un véritable tournant dans la manière de penser la parentalité.

De papa poule à papa pôle

Par CASTELAIN-MEUNIER Christine, DELAISI Geneviève

Libération, le mercredi 9 janvier 2002

Source : site du journal Libération http://www.liberation.com

A la suite de la décision de prolonger le congé de paternité de trois à quinze jours, Ségolène Royal a annoncé la création d'un livret de paternité. Il existe un livret de maternité et il n'existait pas de livret de paternité, comme si la naissance, la petite enfance ne concernaient toujours pas l'homme, alors que désormais elle fait partie de la culture de la paternité. Il s'agit de rappeler les responsabilités, les droits, les devoirs des pères dans un contexte en changement. On ne saurait ignorer en effet que des transformations importantes sont intervenues, à l'échelle de la société, des mentalités et des moeurs. Elles se sont traduites par la référence à l'égalité des droits civiques et sociaux entre les hommes et les femmes, le travail salarié des femmes. On a assisté d'autre part à de nouvelles donnes: la preuve par l'ADN de la paternité, l'augmentation des naissances hors mariage et la nécessité d'entreprendre des démarches pour obtenir l'exercice de l'autorité parentale. Mais existent aussi l'inscription possible dans la filiation par le nom du père et de la mère, la transformation de la puissance paternelle en autorité parentale et en coparentalité et l'égalité des droits entre enfants légaux et adultérins. Enfin, l'attribution majoritaire de la garde de l'enfant à la mère en cas de séparation conjugale va être rénovée avec la mise au point de la garde alternée. Sans oublier le contexte mouvant dans le domaine des procréations médicalement assistées. Pourtant la paternité n'est toujours pas suffisamment sollicitée par la société civile, comparée à la surresponsabilisation des mères.
Ce livret de paternité vient ainsi avec force soutenir la part du père dans la maternité et signifier solennellement que la parentalité n'est pas seulement affaire de femmes. Plus clairement que par le passé, il indique que la fonction paternelle doit s'inscrire dans le cadre de la citoyenneté. Jusqu'à une époque récente en effet, la paternité d'un homme se définissait essentiellement par un lien symbolique, un peu abstrait, très peu charnel, ancré ou sur le mariage (le pater is est du droit romain) ou sur la reconnaissance de l'enfant par le père non marié, ainsi que sur la transmission par l'homme du nom de son propre père. Ensuite, pendant la grossesse et les premiers mois de la vie du bébé, on pensait depuis toujours que le rôle du père était de s'occuper de sa compagne enceinte et de préparer le «nid familial». Ensuite sa fonction consistait à réinstaller la mère et le bébé à la maison et à reprendre son travail après les «trois petits jours» de congé de paternité. Plus tard, le rôle prescrit consistait à donner quelques biberons et à garder parfois le bébé pendant que sa compagne s'occupait des tâches domestiques. Ce n'est pas le père qui conduisait l'enfant aux consultations médicales, on ne le voyait guère au square ou à la sortie de l'école. Les livres de puéri culture parlaient peu de lui, sauf dans un coin de chapitre. En bref, un père ne pouvait la plupart du temps vivre véritablement sa paternité, dans le sens d'un lien quotidien fort avec son enfant, que lorsque son fils ou sa fille étaient plus grands. Mais parfois, on le sait, l'occasion de la rencontre avait été manquée et la connaissance mutuelle entre le père et l'enfant n'avait pu véritablement se construire. Son rôle dans la famille avait consisté à être «monsieur Gagne-Pain».
Pour les hommes actuels, l'histoire de leur père est souvent en décalage avec la paternité contemporaine qui valorise la présence, l'implication au quotidien et le partage avec une femme qui s'affirme socialement et a des droits civiques et sociaux. La paternité qui se dégage de nos jours, relationnelle, innove par rapport au passé et aux valeurs des générations précédentes. Elle implique en ce sens des initiatives, du recul par rapport à soi; elle favorise, par exemple, le développement de nouveaux réseaux de solidarité entre hommes, d'où les échanges entre pères qui commencent à se développer sur l'Internet. En effet, un grand nombre de situations sont nouvelles, dont les diverses figures connues de recompositions familiales, sans oublier celles de l'homoparentalité...
Il se trouve que, depuis une vingtaine d'années, sociologues, psychanalystes et pédiatres se sont mis à écouter les pères parler de leur ressenti de la paternité. On s'est notamment aperçu que les hommes vivaient, au même titre que les femmes, des émotions, des angoisses, et même des manifestations physiques dans leur corps quand ils attendaient et avaient des enfants (symptômes dits de couvade). La sagesse populaire en avait conscience, mais ces manifestations étaient le plus souvent sujet de plaisanterie. Ce dont on ne parlait pas du tout en revanche ? sans doute parce que touchant à l'image de la virilité ?, c'est que nombre de pères «enceints» avaient des difficultés sexuelles pendant la grossesse, peut-être parce qu'ils avaient peur de faire mal au bébé (ou à la mère) ou pour d'autres raisons plus complexes. On s'est également rendu compte que les différences physiologiques entre les femmes et les hommes n'entraînaient pas, de façon aussi systématique qu'on avait pu le croire, un vécu psychologique radicalement différent face à l'arrivée d'un enfant. La psychanalyse nous apprend que le désir d'enfant prend sa source, chez les mammifères humains, dans les éléments prégénitaux. Pour l'homme comme pour la femme, devenir parent c'est d'abord ? même si ce n'est pas une motivation consciente ? rendre grands-parents ses propres parents; mais c'est aussi commencer à entrer dans l'âge adulte et régler une partie des conflits que l'on a avec soi-même. Par ailleurs, les travaux de nombreux chercheurs ont montré que le rôle du père était direct vis-à-vis de son enfant ? même s'il s'agissait d'un nourrisson ? et qu'il n'y avait plus lieu de le concevoir comme seulement médiatisé par la parole de la mère.
Tout ceci montre qu'«entrer en paternité» peut être un moment complexe, surtout si l'on n'est pas accompagné sur ce chemin. La création d'un livret de paternité consacre ainsi un véritable tournant dans la manière de penser la parentalité. Les mères elles-mêmes auront beaucoup à gagner à ce rééquilibrage. Il est grand temps que les rôles parentaux se détachent d'assignations sexuelles archaïques.


Christine Castelain-Meunier est sociologue;Geneviève Delaisi de Parseval est psychanalyste.