LE DON D’EMBRYON, UNE BOMBE A RETARDEMENT

Par Geneviève DELAISI de PARSEVAL, psychanalyste, consultante en bio-éthique

et Pauline TIBERGHIEN, responsable d’un centre d’Aide Médicale à la Procréation

Libération, le 18 septembre 2004

Deux naissances peu banales ont eu lieu en France au début de l'été. Des "premières" médicales, législatives et psychologiques. De quoi s'agit-il ? Les parents de ces bébés sont des patients qui avaient suivi sans succès un parcours de fécondation in vitro à la suite duquel ils avaient pu recevoir un embryon d’un autre couple qui, lui, avait la chance d'avoir réalisé son projet parental et avait fait don de ses embryons dits « surnuméraires". Les mères qui ont accouché ont ainsi porté un bébé étranger génétiquement tant à elles-mêmes qu’à leur mari, devenant « mères porteuses » de leur propre enfant. Au delà de l’histoire particulière de ces familles pionnières, il est important de comprendre les enjeux de cette expérimentation pour le moins hasardeuse dans l’art de donner la vie; et de s’interroger sur la bombe à retardement qu'est le don anonyme d’embryon.
Mais pourquoi, se demande-t-on, la fécondation in vitro aboutit-t-elle à la conception de ces embryons surnuméraires qui encombrent les congélateurs des principaux Centres de procréations médicalement assistées du monde (sauf dans les pays, tels la Suède, la Suisse et l’Italie où la loi interdit la congélation d’embryons) ? La technique de la FIV consiste à obtenir en laboratoire la fécondation des ovocytes de la mère par les spermatozoïdes du père. Dans le meilleur des cas, plusieurs embryons se développent, permettant ainsi le transfert dans l’utérus de un, deux, ou trois embryons ; mais la loi bioéthique française ne prévoyant pas de limiter le nombre d’ovocytes à féconder, on aboutit très souvent à la conception d’embryons surnuméraires.
Pour comprendre le montage législatif du don d’embryon, il faut faire un bref retour sur cette loi -votée en juillet 1994 et révisée en décembre 2003- qui a autorisé le don anonyme d’embryon à un couple receveur affecté d’une double stérilité, à condition que le couple donneur ait acté par écrit son consentement. Les décrets d’application sur cet article particulier ont beaucoup tardé (ils ont été votés en 1999 seulement) la première naissance est donc récente; mais la procédure est désormais lancée et d’autres grossesses sont en cours. Quelques données chiffrées sont intéressantes à connaître : il y a environ 200.000 embryons congelés en France à l’heure actuelle et ce chiffre augmente de 20.000 embryons supplémentaires chaque année. On estime toutefois que 5 à 10% d’entre eux seulement seront susceptibles d’être donnés, tenu compte des réticences des parents donneurs. Ainsi en décembre 2002, 2826 embryons étaient ainsi disponibles, provenant de 756 couples qui avaient suivi un protocole de FIV.
Il n’existe pas en France de consensus sur le statut philosophique de l’embryon. Rien d’étonnant par conséquent à ce que le devenir des embryons congelés « hors projet parental » figure parmi les questions les plus épineuses de l’éthique biomédicale. Cela explique-t-il pour autant les apories éthiques inextricables engendrées par la loi bioéthique française ? Nous ne le pensons pas. Qu’on en juge. La loi interdit par exemple que soient réimplantés post-mortem les embryons d’un couple, dans le cas rares -mais non exceptionnels- où le futur père meurt pendant que sa femme est en procédure de Fiv . On se souvient peut-être de la tragique histoire du couple Pirès terminée il y a plusieurs années par un jugement qui a interdit à Madame Pirès devenue veuve (son mari s’était tué en voiture en allant la voir à l’hôpital) de pouvoir porter son propre embryon, emblématique pourtant de son projet parental avec son défunt mari.
La loi interdit d’autre part qu’une femme porte un enfant pour un autre couple. Nous faisons ici référence à la légitime condamnation en 1999 par la Cour de Cassation de la pratique des « mères porteuses » ; légitime, pensons-nous, parce qu'avant l’existence du don d’ovocyte, c’était un embryon conçu avec son propre ovocyte et le sperme du mari du couple commanditaire -que la mère gestatrice était incitée à abandonner. Mais il est absurde que cette interdiction demeure aujourd’hui dans des cas totalement différents, avec des indications médicales tout à fait valides. Citons par exemple l’histoire récente d’une patiente qui a dû subir une hystérectomie au cours de son accouchement. Face à l'interdiction de la gestation pour autrui(GPA), cette jeune mère de famille (le bébé a pu être sauvé) a dû se résoudre à aller aux USA pour trouver une mère gestatrice qui, de manière parfaitement légale Outre-atlantique, a porté son deuxième enfant (conçu avec ses gamètes et celles de son mari); ces parents ont ainsi pu donner une petite soeur à leur fils. Interdiction ô combien paradoxale quand on sait que la même loi autorise une femme qui n’a pas ou plus d'ovocytes à recourir à une donneuse anonyme ; la mère porte un embryon qui lui est, d'une autre manière, à demi étranger. Il faut enfin savoir que la loi bioéthique interdit le double don de gamètes, procédure d’AMP autorisée ailleurs, en Espagne notamment où se rendent nombre de couples qui ne peuvent se résoudre au don d’embryon « à la française », préférant avoir un enfant créé ex nihilo, sans « parents de conception » et sans frères et sœurs. Car dans la procédure de double don, l'embryon provient des gamètes de deux donneurs anonymes puis est transplanté dans l’utérus de la mère gestatrice, légale et éducative. Cette dernière devient elle aussi "mère porteuse" de son propre enfant ; à cette différence près que les parents qui préfèrent cette procédure disent qu'avec le double don ils évitent d’être confrontés plus tard au fantasme d’inceste entre leur enfant et les enfants du couple donneur ; et qu'il éloignent en même temps le fantasme d’avoir «volé» un enfant à une famille. Arguments qu'il nous semble légitime d'entendre.
Après avoir verrouillé l’anonymat des gamètes, la loi bioéthique fait ici de nouveau alliance à la fois avec le mensonge et avec le le déni. Créant de toutes pièces une fausse filiation, elle supprime définitivement à l'enfant né ainsi toute chance d'avoir un jour accès à ses origines tant humaines que génétiques. La machination oedipienne est reconstituée ; sauf qu’il ne s’agit pas ici d’un mythe mais d’une histoire vraie !
Une clé peut permettre de décoder l'apparent arbitraire des lois qui encadrent les conceptions "médicalement et socialement assistées". Le souci obsessionnel du législateur de l’époque était de ne « toucher » ni à l’embryon, ni à la grossesse, représentations et réalités considérés tous deux comme « sacrés » (même si le mot n’a pas été prononcé). Il ne fallait notamment à aucun prix détourner l’embryon de sa finalité supposée : devenir un enfant. Pas question donc de détruire les embryons surnuméraires. Ce quitte à induire de véritables « choix de Sophie" chez les candidats parents en leur demandant de choisir eux-mêmes le destin d’embryons qu’ils n’avaient pas voulu (ce qu’ils demandaient à la FIV c’était un ou deux enfants, pas dix embryons ). Le don d’embryon s’est ainsi « providentiellement » présenté au législateur comme une alternative à la destruction. On avait même imaginé à l’époque de présenter ce « montage » comme une adoption ante-natale qui paraissait plus « moral » que le don! Comparer don et adoption est en réalité plus qu’hypocrite car l’adoption consiste à trouver une famille pour un enfant né et abandonné, tout à l’inverse du don qui rend disponible un embryon pour pallier l’infertilité d’un couple.
Ce qui est jugé bon pour une partie conservatrice de l’opinion (la sacralisation de quelques cellules) devrait-il faire loi? Nous ne le pensons pas. Il est en outre illusoire de croire que les couples concernés (tant les donneurs que les receveurs) puissent donner un consentement véritablement éclairé à ce geste. Imaginons un instant ce qui peut se passer dans le psychisme de parents potentiels qui reçoivent par courrier un questionnaire leur demandant, en cas d’absence de nouveau projet parental, de choisir entre la destruction de leurs embryons congelés, le don à la recherche scientifique ou le don à un autre couple infertile (QCM quelque peu pervers!). Certains parents croient en outre trouver dans le don la moins mauvaise des solutions, ce comportement généreux leur apparaissant également comme une marque de reconnaissance envers la médecine qui leur a permis d’avoir des enfants. Mais quelle sera la douleur de ces parents donneurs si quelques années plus tard un de leurs enfants venait à mourir? Et qui peut faire le pari que jamais un nouveau désir d’enfant ne germera chez eux? Quant aux enfants de ces couples, en apprenant qu’ils ont des frères et sœurs élevés dans une autre famille, quelle culpabilité ressentiront-ils, eux les « chanceux » qui ont été « choisis » par le biologiste et transférés dans le « bon utérus », celui de la mère qui les a gardés ? La problématique du couple receveur qui donne la vie sans la transmettre n'est, pour sa part, guère plus facile à élaborer, surtout au terme du savant tissage de l’anonymat et du secret imaginé par le législateur. Contrairement à l'adoption où c’est le jugement qui crée la filiation, ici tout se passe en effet aux yeux du monde extérieur comme si le couple avait procréé naturellement. Tant la psychanalyse que le simple bon sens montrent cependant que nier quelque chose ne fait qu'accentuer le poids de ce que l'on cache.
Il s’agit dans cette habile construction d’un vol pur et simple d’une pièce maîtresse du puzzle de l’histoire de ces futurs enfants. Qui, si l’on y regarde de près, ressemble étonnamment au montage juridique de l'accouchement « sous x » ; il s'agit en effet du même déni de la filiation d’origine d’un enfant, mais "en pire" dans la mesure où avec le don d’embryon c'est une naissance « sous x » qu'on crée ex nihilo. Quand on connaît les difficultés qu'ont les enfants nés ainsi à colmater la blessure de leur abandon d’origine, on peut se demander ce que ces imbroglios vont donner pour ceux qui naîtront de ces d’embryons « donnés-abandonnés ». Va–t-on devoir créer dans vingt ans un nouveau CNAOP (Conseil national pour l’accès aux origines personnelles) ? Comment ces futurs adultes pourront-ils « faire avec » la crainte qu’ils auront de rencontrer (de procréer avec ?) des frères ou sœurs, ce sans le savoir ? Il existe de toutes façons de fortes chances pour que les enfants nés ainsi connaissent les circonstances de leur conception : les médecins « fivistes » sont les premiers à recommander la transparence. Que répondrons nous à ces enfants qui, dans vingt ans, viendront frapper à la porte de nos Laboratoires ? Il est irresponsable de sous-estimer les "dommages collatéraux" de cette situation inédite. Réfléchissons à deux fois avant d’entériner une des plus manifestes aberrations de la loi bioéthique.


Geneviève Delaisi de Parseval, Pauline Thiberghien.