Les deuils périnataux
Geneviève Delaisi de Parseval

Revue Etudes, n°387-5, novembre 1997.

Source : site de la revue Etudes pro.wanadoo.fr/assas-editions/etudes.htm

La clinique psychanalytique est, pour une grande part, une clinique du deuil. On sait maintenant – de nombreux travaux sur ce sujet ont poursuivi les réflexions de Freud, notamment ceux de John Bowlby (1) – qu'au delà du chagrin dû à la perte d'un proche, il existe, pour que le deuil puisse se faire, un travail d'élaboration mentale : le travail du deuil. Mais on pense en général que les « véritables » deuils ne surviennent qu'après la mort de proches qui ont vécu avec l'endeuillé. Le travail du deuil se définit classiquement, en effet, comme une élaboration psychique qui s'opère à partir de traces réelles qu'a laissées le mort et que le survivant reprend et rejette (2). Or la clinique psychologique des décès périnataux montre que les réactions de deuil des parents et de la famille sont très importantes aussi dans les cas de mort de bébés qui n'ont pas ou très peu vécu; ainsi que dans les cas où la grossesse de la mère n'a duré que quelques mois (mort foetale in utero, interruption médicale de la grossesse) ou même quelques semaines (fausse couche au deuxième, voire premier trimestre de la grossesse); dans des histoires où il s'agit, on le voit, de sujets en devenir, d'enfants potentiels qui n'ont jamais partagé le quotidien de leur famille.
Quand un parent perd un enfant à la naissance ou juste avant, in utero, il perd quelqu'un qui n'a pas vécu. Il est bien difficile, dans ces conditions, de faire le deuil de ce qui n'a pas eu lieu, d'« on-ne-sait-quoi et presque rien » (3). Cette dimension, dans la mort d'un foetus ou d'un nourrisson, du non-accomplissement d'une vie, ce thème de la perte, non pas d'un passé commun mais surtout de ce que, potentiellement, l'enfant aurait pu donner s'il avait vécu, est caractéristique de la souffrance des parents entendus au cours des consultations après une mort périnatale. Il s'agit d'une clinique bien particulière et qui donne beaucoup à comprendre sur le deuil en général.
Le vécu parental du deuil qui suit la mort d'un bébé non-né est, au demeurant, un sujet très peu connu. D'autant moins connu que, jusqu'à une période récente, il a fait l'objet d'un véritable déni (4). Il nous a paru d'autant plus important de témoigner de cette réalité qui dérange, afin d'aider les nombreux parents qui la vivent à sortir de leur isolement et à pouvoir faire leur deuil de ces bébés qui n'ont pas pu vivre, au même titre que pour les morts d'adultes.

Des pertes fréquentes

On a eu tendance à oublier que, même dans nos pays qui bénéficient d'un haut niveau médical, l'issue d'une conception ou d'une grossesse se solde parfois par un échec. La mortalité périnatale calculée au sens médical habituel se définit par la perte d'un enfant survenant entre la vingtième semaine de gestation et le premier mois de la vie; cette définition comprenant les morts foetales in utero en fin de grossesse, ainsi que les interruptions médicales que l'on peut pratiquer à tous les stades de la grossesse (pour cause d'anomalies foetales graves ou en raison des risques que la poursuite de la grossesse aurait sur l'état de santé physique ou psychique de la mère). Mais, comme psychanalyste, il nous semble essentiel d'inclure dans cette liste les pertes du début de la grossesse (fausse couche spontanée, grossesse extra-utérine), au sens du chagrin que ressentent les parents; souffrance qui n'est évidemment pas en corrélation logique avec le stade auquel la grossesse s'est arrêtée... Pierre Rousseau, obstétricien belge, un des premiers défricheurs francophones de ce vaste domaine, chiffre à près de 30% des grossesses les pertes périnatales (5). Encore ce chiffre ne tient-il pas compte des avortements volontaires qui, s'ils ne sont pas des échecs au sens médical, sont néanmoins souvent sources de deuil douloureux et à long terme.
La connaissance récente des réactions de deuil périnataux a permis à de nombreuses équipes obstétricales de développer des attitudes d'accompagnement qui ont commencé à remplacer la conspiration du silence d'autrefois. La vision du bébé mort, en présence de la sage-femme ou du médecin, est la plupart du temps proposée, conseillée même, aux parents. Remarquons que c'est l'expérience même des patients qui a convaincu les équipes de procéder ainsi, évitant des fantasmes sur un bébé difforme ou monstrueux, ainsi que les regrets ou remords des parents de ne pas avoir vu ce bébé que la mère avait connu, elle, pendant plusieurs mois. La quasi-totalité des parents disent d'ailleurs qu'il (elle) était très mignon(ne).

Le devenir des corps

Les évolutions dans le vécu des parents et des équipes sont allées de pair, et ce n'est pas un hasard, avec des changements dans les représentations sociales et juridiques des décès périnataux. La loi française du 8 janvier 1993 a modifié de façon importante les règles de déclaration de naissance des enfants morts en Maternité : un certificat d'enfant né vivant et viable doit être établi, même si l'enfant n'a vécu que quelques minutes et/ou même s'il souffre de malformations incompatibles avec la vie (la viabilité n'étant entendue qu'en termes de durée de gestation et non d'aptitude à vivre), et donc même dans le cadre d'une interruption médicale de grossesse. S'il naît mort, on dresse alors un « acte d'enfant né sans vie ». Les parents peuvent lui donner un prénom et l'inscrire sur leur livret de famille. Cette inscription à l'état-civil fournit les éléments d'une individualisation – ce qui est différent de la personnalité juridique (6). L'état-civil révèle ainsi l'existence, même fugitive, d'un être humain. Il reste que les enfants morts-nés à moins de six mois de grossesse n'existent pas aux yeux de la loi; or la clinique de ces histoires lourdes montre à quel point ce déni social et juridique obère le travail de deuil des parents (7). Remarquons d'ailleurs que les termes administratifs et légaux sont en décalage avec la réalité maternelle : quand un foetus a été porté par sa mère moins de cent quatre-vingt jours, il s'agit, au regard de la loi, s'il naît mort, d'un « rien », d'un « produit innommé », d'un débris humain qu'on peut autopsier sans autorisation des parents, qui ne donne lieu à aucune inscription nulle part et ne peut faire l'objet de cérémonie de funérailles (8). C'étaient cependant, si la grossesse avait duré plus de quatre mois, de « vrais bébés », qui bougeaient dans le ventre maternel (9). Des bébés que les parents, ainsi que les frères et soeurs, appelaient déjà souvent par leur prénom.
Il existe par ailleurs un non-dit, un véritable malaise, à propos du devenir des corps des foetus morts dans les hôpitaux de l'Assistance Publique à Paris, et qui ne font pas ou ne peuvent pas faire l'objet de funérailles proprement dites : en principe, ils sont inhumés dans un cimetière de banlieue, à Thiais (où l'Assistance Publique a une concession), dans un emplacement, le carré 102, dit « Carré de la science ». Mais il existe un certain nombre de dysfonctionnements dans le « circuit des corps » (10). Nous sommes quelques-uns, dans les équipes hospitalières concernées, à nous battre contre cette situation déplorable, qui n'est peut-être pas propre à la Ville de Paris... De nombreuses municipalités (celle de Lille, en particulier, pionnière dans ce domaine) ont réservé une partie du cimetière pour ces bébés, morts avant de naître (11). Dans d'autres villes, il existe au moins un registre pour les embryons, foetus et bébés morts. Jacques Chirac, du temps où il était maire de Paris, avait donné des assurances écrites et réitérées que la situation allait changer. Nombre d'équipes se mobilisent actuellement pour essayer d'améliorer cette situation, qui n'est pas conforme au principe éthique du respect du corps humain, tel qu'il a été rappelé dans une des trois lois dites « bioéthiques », celle relative au « respect du corps humain » (12).
Cette question du traitement (dans les deux sens du terme) du corps des bébés morts avant de naître, on le voit, est loin d'être une question annexe. Elle est, au contraire, essentielle pour que le travail de deuil des parents puisse s'enraciner quelque part; pour qu'ils puissent matérialiser la réalité de la perte. Un traitement digne du corps, la possibilité d'inhumer ces bébés avec les autres membres de la famille, le fait de favoriser leur déclaration à l'état-civil, de faciliter leur inscription sur le livret de famille, revient à donner une existence symbolique à ces enfants qui n'ont pas pu naître et à leur permettre d'être intégrés dans l'histoire de la famille. Cela montre aussi aux parents que le soignant reconnaît ce foetus comme un être humain, même dans les cas où la loi n'y voit qu'un « rien ». Les psychanalystes savent bien qu'on ne peut faire son deuil de « rien ». On ne peut faire son deuil que du connu.

L'interruption « médicale » de la grossesse (13)

Il convient, dans l'évaluation des deuils périnataux, d'opérer une distinction entre la spécificité du vécu de la mort foetale in utero et celle qui suit l'interruption médicale de la grossesse (IMG). La mort foetale est accidentelle et en général non prévisible; il n'existe nulle préparation pour les parents à cet événement dramatique qui leur « tombe desssus comme un coup de massue », disent-ils. Nul choix non plus pour eux, qui ne disposent, la plupart du temps, d'aucun élément explicatif à la mort du bébé; au contraire de l'IMG, dans laquelle il existe une raison à la mort du bébé (maladie, handicap ou décision des parents conseillés par l'équipe). A cette différence près, cependant – et elle n'est pas minime –, les questions du deuil périnatal sont les mêmes dans les deux types d'histoire.
L'interruption médicale de la grossesse représente une terrible épreuve, physique pour la mère, angoissante et redoutable pour les deux parents. Mais aussi pour l'équipe médicale; ceci n'est pas une clause de style : à de rares exceptions près, ce sont les équipes qui endossent, de manière pluridisciplinaire, la responsabilité de la décision de cet acte (14).
Tentons de décrire l'IMG : de manière très – trop – simple, on peut dire que, dans certains cas, le foetus est déjà mort quand on déclenche l'accouchement; dans d'autres cas, il meurt spontanément pendant le travail; dans d'autres cas, enfin, on doit faire un geste de féticide pour qu'il ne naisse pas vivant (c'est un foetus qui n'aurait vécu, au mieux, que quelques heures). Véritable calvaire pour ces mères que cet accouchement aussi paradoxal que douloureux, car il conduit, de toute façon, à la mort du bébé.
Un mot à l'attention des lecteurs, nombreux sans doute, qu'un tel geste peut choquer et révolter. Remarquons tout d'abord que lorsqu'on n'a pas été soi-même confronté à une telle épreuve, il est difficile de juger. Mais, et ce point nous semble essentiel à apporter dans les controverses sur l'éthique du diagnostic anténatal, le fait que cette épreuve soit terrible, et elle l'est, contient précisément un argument pour faire tout ce qui est possible afin de l'éviter. Or il existe des cas de figure où l'interruption tardive de la grossesse serait évitable : ce sont, par exemple, les cas où un premier enfant est déjà atteint (de mucovicidose, par exemple); les cas également où l'on sait que la grossesse est « à risque » (risques génétiques en particulier, ou risques liés à l'âge ou à l'état de santé des parents). Dans ces cas, il pourrait exister une possibilité de DPI (diagnostic pré-implantatoire) (15), diagnostic qui nous semble, en tant que psychanalyste, et sur le plan humain tout simplement, moins nocif (16) que le geste de l'interruption tardive de la grossesse; moment dramatique où la mère sent son bébé mourir dans son ventre qui « devient une tombe », comme le disent souvent les mères. Le DPI a, on le sait, bon nombre de détracteurs parmi les spécialistes (tant moralistes que scientifiques), qui voient là un risque supplémentaire de dérive vers l'eugénisme (17). Le risque n'est, il est vrai, pas négligeable, dans la mesure où le DPI se pratique à partir d'embryons obtenus par fécondation in vitro. On fait alors un « tri » des embryons, en ne replaçant dans l'utérus maternel que les embryons non atteints de la maladie que l'on redoute. Ne voulant pas discuter ici plus avant des enjeux éthiques du DPI, nous tenons seulement à souligner que, à la lumière de notre expérience clinique, il nous semble que l'IMG est une des pires épreuves de la vie d'une mère; et qu'une société développée (et pluraliste) qui accepte le DPI, devrait aussi ouvrir le choix au diagnostic pré-implantatoire (18).
Un fragment d'histoire clinique peut ici éclairer quelque peu la question. Monsieur et Madame D., 28 ans tous les deux, attendent leur premier enfant. A l'occasion d'une échographie au cinquième mois (suivie d'une amniocentèse), on s'aperçoit que l'enfant qu'ils attendent est atteint de la mucovicidose; en accord avec l'équipe et les parents, on pratique une interruption de la grossesse à trente semaines. La consultation de conseil génétique fait apparaître que les deux parents étaient porteurs, sans le savoir, du gène de la mucovicidose et que, par conséquent, il existait un risque sur quatre que chaque enfant soit atteint. Monsieur et Madame D. décident alors, très vite après la mort du premier enfant, de tenter leur chance à nouveau. On fait, cette fois, un diagnostic plus précoce (19) qui montre que l'enfant est, malheureusement, à nouveau atteint. Une nouvelle interruption (à dix-huit semaines de grossesse) est pratiquée. C'est à ce moment que nous avons rencontré ce couple : ces parents, la mère de manière plus démonstrative encore que le père, vivaient un chagrin, un deuil, impressionnants. Madame D. me dit qu'elle ne veut plus, qu'elle ne peut plus vivre la même chose à nouveau; je l'ai sentie en grand danger psychologique. Si cette histoire s'était passée en Grande-Bretagne, par exemple, on aurait pu pratiquer un diagnostic pré-implantatoire : après une fécondation in vitro et un examen des embryons fécondés du couple, aurait été tentée une réimplantation d'un ou deux embryons non atteints. En France, la loi du 29 juillet a autorisé « à titre exceptionnel » le DPI, mais, depuis, le décret d'application n'est pas paru, ce qui interdit, en pratique, sa mise en oeuvre.
On rencontre fréquemment, en tout cas dans les Services de gynécologie-obstétrique des Hôpitaux Publics des grandes villes où arrivent des cas difficiles adressés par de plus petits centres, des histoires douloureuses, telle celle évoquée ici. C'est donc notre expérience de psychanalyste dans un tel Service (à l'Hôpital Saint-Antoine à Paris) qui a nourri les réflexions qui sous-tendent cet article; et non de quelconques présupposés théoriques ou idéologiques.

Le déni social de cette souffrance

Une des souffrances les plus vives des parents (chez les mères comme chez les pères) est la non-perception de la mort périnatale comme perte d'un enfant; le non-événement que cette perte représente souvent pour l'entourage, qu'il soit médical ou familial. Ceci étant scandé, orchestré par des phrases dites par l'entourage, du genre : « Vous êtes jeunes, faites-en vite un autre »; ou : « Il ne faut plus y penser, ce ne sera qu'un mauvais souvenir que vous oublierez »; ou encore : « C'est la nature qui a bien fait les choses, elle élimine les ratés », etc. Et aussi, dans le cas particulier d'une interruption médicale de grossesse pratiquée à la suite d'un diagnostic de trisomie, puisqu'il s'agit là, on le sait, d'éliminer des enfants vivants et viables : « Vous avez eu bien raison de ne pas le garder, il aurait eu une qualité de vie très mauvaise, et cela aurait été un tel poids pour les frères et soeurs...»
Personne, disait une patiente au groupe de parole (20) (il s'agissait d'une mère qui avait accepté une IMG en raison de la trisomie de son bébé), n'a compris mon angoisse, ma question : « Est-ce que j'ai bien fait de ne pas le garder, pour lui, pour nous, pour la fratrie ? » « Est-ce qu'il a souffert pendant l'accouchement ? » « Est-ce qu'il est né vivant ? Ou est-il mort au cours de l'accouchement ? Ou a-t-on dû le tuer ? – « Qu'est-ce que ce bébé a compris du rejet dont il a été victime ? », disait une autre mère. – Une autre encore (le coeur de son bébé avait cessé de battre « en cours de travail ») a écrit à l'équipe : « J'ai écrit cette lettre pour mon bébé, pour sa souffrance inutile et en souvenir de sa vie dans mon ventre. » – « Je n'ai pas su trouver les bons mots pour lui expliquer », disait enfin une mère de deux enfants (garçon et fille) qui n'avait pas voulu savoir le sexe du bébé « interrompu », afin de ne pas obérer l'avenir des aînés; pour cette même raison, elle n'avait voulu ni inhumation, ni inscription sur le livret de famille. Ce qui montre, par parenthèse, à quel point il faut se garder d'une lecture simpliste du deuil périnatal qui serait la suivante : « bon deuil, non pathologique = deuil ritualisé, officiel, reconnu »; « mauvais deuil = deuil occulté, caché ».
Le psychanalyste ou le psychologue qui fait un travail d'accompagnement avec ces familles est là pour donner acte, face aux parents et à l'équipe soignante, du fait qu'un décès périnatal est un événement majeur et que ses effets à long terme ne peuvent être gommés. Il joue un rôle de to go between entre les parents et autrui, aménageant un espace transitionnel pour éviter que l'expérience déréalisante que risque d'être ce non-événement n'isole trop ces familles. La perte d'un enfant, ou d'un enfant potentiel, constitue une amputation telle que le sujet pense qu'une partie de lui-même est morte. Le deuil de cette perte passe par l'acceptation du fait que certaines blessures ne guérissent jamais complètement, mais qu'on peut néanmoins vivre, comme avec des cicatrices. On arrive à faire percevoir que l'alternative ne se situe pas entre un oubli total et une reviviscence constante de la souffrance, et qu'aller mieux, revivre avec plaisir, concevoir éventuellement un autre enfant, ne signifie pas l'oubli du mort, son renvoi aux « ténèbres extérieures ». Nombre de parents ainsi accompagnés en tirent une meilleure compréhension de leur fonctionnement mental, ainsi qu'une expérience accrue de la « nature humaine ».

Différences de perception

Il existe une autre spécificité dans la perte d'un bébé en période périnatale, et c'est un trait particulier au deuil féminin : ces pertes sont intolérables pour la mère par rapport au sentiment d'omnipotence que donne à toute femme le fait d'être enceinte; intolérables pour la mère qui connaissait ce bébé : le seuil des mouvements de l'enfant – à 4 mois de grossesse, parfois avant – est évidemment essentiel à prendre en compte dans l'évaluation psychologique de ces pertes. Sentiment accentué par l'échographie : c'est dur de perdre un bébé que l'on avait_senti et vu en soi pendant plusieurs mois... On avait, jusqu'à présent, encore moins écouté les pères que les mères sur ces questions. Il y a cependant beaucoup à entendre dans la souffrance de ces pères potentiels, souffrance assez différente de celle de la mère. Pour eux, il y a également une blessure narcissique, mais une blessure qui se situe davantage dans la fonction de protection de la femme enceinte. Les hommes perçoivent mal également la culpabilité des mères qui se reprochent « tout et n'importe quoi » (d'avoir pris un médicament, fumé, bu, marché un peu trop, fait des rangements, etc.). Les pertes du début de la grossesse sont encore plus difficilement reconnues par les pères, qui y voient, souvent, seulement un échec provisoire et pensent davantage à l'avenir. Cette banalisation constitue parfois une source de malentendus profonds à l'intérieur des couples; elle peut aller jusqu'à des ruptures conjugales. Les pédiatres américains M. Klaus et J.H. Kennel (21) avaient, il y a longtemps déjà, recommandé de recevoir les deux parents ensemble pour les aider, précisément, à faire le deuil ensemble. Nous nous sommes inspirés de cette pratique à l'Hôpital Saint-Antoine, dans le cadre d'une consultation en binôme médecin foetopathologiste/psychanalyste. De manière significative, on se rend compte, au cours de ces consultations, à quel point le fait d'évoquer avec un couple un deuil périnatal donne à entendre le fantasme du roman familial des parents; c'est tout l'arbre généalogique des deux familles, maternelle et paternelle, qui est décliné, déployé, avec ses trous, ses blancs, ses télescopages de générations. La consultation en binôme permet un accès plus facile et plus dédramatisé (souvent truffé d'anecdotes, d'histoires de vie) à cet arbre qui, comme on le fait avec un génogramme en thérapie familiale, peut être repris ensuite, en y accrochant les diverses paroles qui ont été dites autour de l'événement – ou du non-événement – de la mort du bébé.

Théorie psychanalytique du deuil

La théorie psychanalytique classique sur le deuil pathologique chez l'enfant ou l'adulte montre que plusieurs facteurs en seraient responsables : – 1. Pour que le deuil se fasse, il faut que mort il y ait, avec un corps identifié. On sait depuis toujours que les personnes disparues (en mer, en vol, en déportation) sont particulièrement difficiles à pleurer. – 2. S'il faut un mort, il faut également un rituel, c'est-à-dire une cérémonie, une tradition et un entourage. – 3. Il faut aussi que les générations psychiques soient suffisamment différenciées, que les imagos familiales ne soient pas brouillées.
Or, on constate que ces trois facteurs sont omniprésents dans les morts périnatales : il n'y a presque jamais de corps qui puisse être vu (tels les produits de fausse couche après « révision utérine », les petits foetus souvent encore cachés aux parents ou à peine entrevus, l'anesthésie qui occulte le moment de la sortie, l'absence, enfin, du mot « accouchement » – la plupart des femmes ne s'attendent pas à accoucher, elles pensent qu'on va leur enlever le bébé, l'aspirer, le faire disparaître). Pas de corps, pas de mort, par conséquent, dans le langage de l'inconscient. Il n'y a pas non plus, la plupart du temps, on l'a vu, de rituel, de funérailles. La place de l'enfant mort dans les générations n'est pas claire non plus : ce dernier est parfois télescopé, gommé, souvent « renvoyé » à la place d'un ancêtre ou d'un autre personnage familial mort antérieurement. Certains « enfants de remplacement » – qui remplacent un frère ou une soeur mort avant ou à la naissance, et dont la mémoire est passée à la trappe, claquemurée dans les armoires à secrets familiales –, ces enfants qui portent le prénom du mort, ont souvent passé leur vie à parler de ces infans (avec des mots, avec des oeuvres ou avec des symptômes), à crier ce qui n'a pas été dit.
Avec la mort périnatale, « c'est l'espoir d'une vie qui est ôté et, avec elle, toute espérance d'un sujet », écrivait un des grands juristes français de notre époque, le doyen Carbonnier (22). Le foetus, le non-né, le pas-encore né, est un sujet au statut incomplet, puisqu'il n'y a pas de personne juridiquement reconnue. Les préoccupations du droit rejoignent celles de la psychanalyse : afin que le deuil puisse se faire, la loi dit qu'il importe de rattacher le foetus à une généalogie et que, à défaut de lui conférer le statut de sujet, il convient de lui reconnaître pleinement sa qualité d'être humain. Or la trace de l'être humain se repère dans la manière dont des rituels de deuil, quels qu'ils soient, peuvent s'accomplir. Puisse le législateur, et la société dans son ensemble, en tenir compte.
1. Attachement et perte, vol. 3 : La perte. tristesse et dépression, PUF, 1984; trad. de l'anglais par D. Weil.

2. S. Freud, « Deuil et mélancolie », in Métapsychologie, Gallimard, coll. Idées; trad. de l'allemand par J. Laplanche et J.-B. Pontalis.

3. C'est l'expression qu'emploie K. Oe notamment dans une nouvelle, « Agwii, le monstre des nuages », in : Dites-nous comment survivre à notre folie, Gallimard, 1982.

4. On peut se référer au numéro de Littoral, « Deuil d'enfant », 1995; à celui de Devenir, « Mort naissance »,1995, n°1; ainsi qu'au n°2 de Frontières (excellente livraison d'une revue québécoise) : « Maternité, avortement et deuil », automne 1996.

5. P. Rousseau et R.-M. Fierens, « Evolution du deuil des mères et des familles après mort périnatale », J. Gynecol. Obstetr. Biol. Reprod., 1994, 23, 166-174.

6. Le droit différencie l'attribution d'un état et l'attribution d'une personnalité; la personnalité juridique est une abstraction centrée sur la possibilité réelle ou supposée d'agir sur le théâtre de la vie juridique (être titulaire de droits et assujetti à des obligations). On se référera utilement à l'article du juriste Pierre Murat, « Décès périnatal et individualisation juridique de l'être humain », Revue de Droit Sanitaire et Social, 1996.

7. Nous donnons de nombreuses analyses de telles histoires dans La part de la mère, Ed. Odile Jacob, 1997.

8. Le coût de l'inhumation ou de l'incinération fait d'ailleurs partie du problème (3000F environ).

9. La mère, à titre d'exemple (mais combien symptomatique !), n'a droit qu'à un congé de maladie et non de maternité (elle était cependant enceinte de quatre mois et demi !).

10. Des parents ont porté plainte, ayant découvert qu'au cimetière de Thiais, dans le carré où on leur disait que leur bébé avait été inhumé, la terre n'avait pas été retournée depuis longtemps. Il y a eu enquête. Nous les avons soutenus dans leur action... Mais les lenteurs (ou résistances ?) de l'Administration sont difficilement contournables.

11. On se référera, sur ce point, aux travaux pionniers du Dr Maryse Dumoulin, notamment à « L'enfant mort en maternité : les rites d'accompagnement, de l'échographie aux funérailles », in Mourir avant de n'être, Colloque Gy-Psy, sous la dir.de R.Frydman et M.Flis-Trèves, Ed. Odile Jacob, 1997.

12. L'Assistance Publique a constitué récemment un groupe de réflexion sur ce sujet.

13. La loi du 17 janvier 1975 (dite « loi Veil », sur l'IVG), complétée et rendue définitive par la loi du 31 décembre 1979, a prévu la possibilité d'une interruption de la grossesse pour motif thérapeutique, en cas de « forte probabilité que l'enfant à naître soit atteint d'une affection d'une particulière gravité, reconnue comme incurable au moment du diagnostic ». Ces interruptions sont possibles jusqu'au terme de la grossesse.

14. Les indications d'IMG (à la suite d'un diagnostic anténatal) sont prises au cours de « staffs » hospitaliers auxquels participent obstétriciens, échographistes, pédiatres, foetopathologistes, sages-femmes et, souvent, psychiatres ou psychanalystes. Les parents ont été, bien sûr, consultés avant, et ils se rangent en général ensuite à l'avis médical.

15. Prévu dans la loi « bioéthique » du 29 juillet 1994.

16. Dans la recherche du moindre mal.

17. Jacques Testart, dans L'OEuf transparent (Flammarion, 1988) a, avec talent, théorisé cette crainte. Sur ce point, nous ne sommes par conséquent pas d'accord avec lui. Sur la question de fond de l'eugénisme, nous renvoyons le lecteur à l'article de P. Verspieren, Etudes, juin 1997.

18. Nous n'évoquons évidemment pas ici le choix que font certains de garder un bébé même handicapé, puisqu'il s'agit d'un choix fait par des parents qui ne sollicitent précisément pas d'aide médicale.

19. Par ponction du cordon (cordocentèse).

20. Groupe de type self support, ouvert librement aux parents qui ont vécu un deuil périnatal. Il se réunit une fois par mois à l'Hôpital Saint-Antoine.

21. M.H. Klaus and J.H. Kennell, Maternal/infant bonding, St Louis, Mo., CV Mosby, 1976.

22. J. Carbonnier, « Sur les traces du non-sujet de droit », Archives de Philosophie du Droit, T.34, Sirey, 1989.

Geneviève DELAISI de PARSEVAL

Psychanalyste
Attachée au Service de Gynécologie-Obstétrique de l'Hôpital Saint-Antoine