Plusieurs réactions après l'annonce de la naissance d'un clone humain.

Des nourrissons comme les autres

Par GENEVIÈVE DELAISI DE PARSEVAL
Geneviève Delaisi de Parseval est psychanalyste et consultante en bioéthique. Dernier ouvrage paru : «le Roman familial d'Isadora D.», éd. Odile Jacob, 2002.

Libération, le jeudi 2 janvier 2003

Source : site du journal Libération http://www.liberation.com


Depuis l'annonce de la naissance supposée du clone raélien, il y a surenchère de propos apocalyptiques sur le destin de ce bébé, présenté comme un véritable ET, ceci essentiellement parce qu'il (elle, en l'espèce) aurait le même génome que celui de l'individu cloné (sa mère en l'occurrence). On agite ainsi l'épouvantail de deux êtres dupliqués, comme photocopiés. Le fait d'avoir le même génome que celui d'un autre individu nous semble pourtant loin d'être un argument suffisant pour condamner cette transgression dans l'art de donner la vie que constitue le clonage reproductif. Après tout, les jumeaux homozygotes ont eux aussi le même génome ; ils partagent même en outre, ce qui ne sera pas le cas des éventuels enfants-clones, le même vécu temporel : celui de la grossesse, de ces neuf mois passés ensemble dans l'utérus de leur mère. Or tout ceci, que l'on sache, ne fait pas des jumeaux des êtres dérangés psychiquement...
Les biologistes ont par ailleurs souligné que le clone animal n'est jamais exactement identique à l'animal cloné (le pelage, par exemple, est différent d'un animal à l'autre). Chez l'humain, ce serait donc inadéquat de croire que le fait qu'un enfant ait le même patrimoine que son père ou que sa mère reproduirait ou serait susceptible de prédire la personnalité de ce dernier. Un enfant clone n'aura jamais la même histoire que son parent d'origine, ne serait-ce que parce qu'il naîtra bébé, avec le décalage existentiel que cela implique avec l'adulte. Cet enfant se construira sans nul doute une autre «identité narrative» (Ricoeur). Non, le saut épistémologique entre les jumeaux et les clones se situe à l'évidence ailleurs : ces bébés (dont on annonce des naissances prochaines, possiblement plus crédibles que celle des raéliens, chez Antinori & Co), seront radicalement différents des jumeaux au sens où ils seront le double génétique d'un de leurs parents mais, et c'est là l'essentiel, d'un seul d'entre eux (soit de leur père, soit de leur mère). Alors que l'espèce humaine se reproduit de manière sexuée et que cette sexuation nous a toujours semblé constituer le noyau dur, le garant de la différence des sexes et des générations. (Ce, d'ailleurs, de manière un peu magique, car y avait-on vraiment réfléchi avant que l'on agite le spectre du clonage ? Rien de moins sûr !)
On pourrait donc s'arrêter là, condamner, interdire (à supposer qu'on y arrive !), et rejeter dans les ténèbres extérieures les «savants fous», mais aussi les parents et les enfants qui sont ou seront peut-être embarqués dans cette galère. Tel n'est pas notre point de vue de psychanalyste accompagnant au long cours des couples en mal d'enfant, en particulier dans l'éventail déjà très fourni des procréations médicalement assistées. Essayons d'aller un peu plus loin en versant au débat quelques réflexions sur des cas cliniques qui portent sur des conceptions contemporaines plutôt atypiques.
Mais il faut en premier lieu remettre le clonage en perspective historique et rappeler notamment qu'une des caractéristiques de notre époque, repérable dans le domaine de la procréation comme ailleurs, semble illustrer la règle de Gabor que l'on peut résumer de la façon suivante : «Tout ce qui est techniquement réalisable doit être réalisé, quoi qu'il en coûte moralement.» Il faut ensuite envisager cette technique hautement hasardeuse pour ce qu'elle est censée apporter : une méthode de plus d'assistance médicale à la procréation (AMP) devant permettre à des couples ou à des individus stériles de mettre au monde des enfants auxquels ils seraient génétiquement reliés. Le clonage reproductif nous fait donc entrer dans l'ère de la reproduction non sexuée, c'est vrai.
Remarquons cependant, c'est un fait bien intégré par les représentations et les lois de notre société, que cette ère, si elle existait, ne ferait que se situer dans le droit fil de la précédente : l'ère de la reproduction non sexuelle. La dissociation possible entre sexualité et procréation date, on le sait, de l'ère contraceptive. C'est ensuite de la filiation que la procréation a pu être clivée grâce aux techniques d'AMP avec dons de gamètes et d'embryons (des parents stériles peuvent désormais avoir des enfants grâce à des gamètes venant d'autres individus). La procréation s'est, enfin, affranchie de la temporalité depuis l'ère de la congélation des gamètes et des embryons, saut épistémologique immense et paradoxalement assez peu commenté : depuis plusieurs années sont déjà nés en effet des jumeaux décalés dans le temps, frères et soeurs conçus le même jour au cours d'une tentative de fécondation in vitro (FIV) mais, pour certains d'entre eux, réimplantés dans l'utérus de leur mère à quelques années de distance (congelés dans l'intervalle à l'état d'embryons).
Il existe ainsi quelques situations de conception atypiques en France, tant légales qu'acceptables au plan psychique. La future loi bioéthique a, par exemple, de bonnes chances (selon nous) d'autoriser, dans le cas de décès du père au cours d'un processus de fécondation in vitro, la réimplantation chez la veuve d'embryons conçus dans le cadre du projet parental du couple. Le diagnostic pré-implantatoire (DPI), autorisé lui aussi par la loi, permet à un couple de concevoir un «enfant thérapeutique» sélectionné pour sa compatibilité sur le plan immunologique avec un aîné malade. Inutile de multiplier les exemples.
Le but n'est pas ici d'établir un catalogue mais de montrer que les techniques de procréation assistée étant de plus en plus performantes (mais aussi parfois de plus en plus risquées !), sont à ce titre devenues objet du «fantasme deÊla dernière chance» pour nombre de couples en mal d'enfant qui ont parfois essayé par tous les moyens disponibles d'avoir un enfant (y compris l'adoption, à laquelle tout le monde n'a pas accès, à commencer par les couples qui ne peuvent se marier pour des raisons diverses). D'où la prévisibilité annoncée du clonage reproductif pour lequel risque d'exister une offre médicale en même temps qu'une demande non négligeable de la part de parents potentiels.
Pour rendre le débat d'idées plus clair, prenons un exemple fictif, plus convaincant que le cas «raélien» et plus en accord avec la manière de penser les choses «à la française» : il s'agirait d'un couple marié dans lequel le conjoint masculin aurait une stérilité incurable, couple animé par un désir d'enfant biologique à tout prix (ça existe et c'est leur droit !). Couple qui aurait donc un «projet parental valable». La technique du clonage pourrait leur permettre, en théorie, de concevoir un enfant avec une cellule (de peau par exemple) du futur père implantée dans l'ovocyte préalablement énucléé de son épouse, la future mère ; cette dernière ne serait pas la mère génétique de l'enfant, mais elle serait sa «mère cellulaire» (or on sait que la cellule réceptrice, via le cytoplasme, a une influence sur l'expression des gènes) et, surtout, sa mère gestatrice : elle porterait et accoucherait de ce bébé (et on connaît maintenant l'importance des échanges foeto-maternels). Ce bébé clone serait ainsi un enfant biologique du couple. Cas imaginaire mais qui correspondrait, au plan de la forme en tout cas, aux indications les plus actuelles d'assistance médicale à la procréationÊdans lesquelles ce sont le plus souvent les compagnes de conjoints stériles, femmes a priori fertiles, qui prennent en charge l'infertilité de leur conjoint, dans les cas d'ICSI (1) notamment.
Indépendamment de la question des ris ques (très importants, semble-t-il) pour la santé physique des enfants qui seront peut-être un jour ainsi conçus, constatons qu'il n'existe pas, pour l'instant, de représentation anthropologique, pas plus que de représentation symbolique pour ces futurs enfants clones. Il faudra donc innover socialement. Ce qui n'est pas interdit... Un des rôles de la psychanalyse nous semble consister à pointer les enjeux de cette mutation radicale dans l'art de donner la vie, si telle est l'aventure inévitable de ce début de siècle.
Osons le dire : les bébés conçus de cette manière particulière seront néanmoins des nourrissons comme les autres, nés, comme l'a montré Freud pour les mammifères humains, en état de «néoténie» (c'est-à-dire qu'ils naissent prématurés, tant au niveau physiologique qu'au niveau psychique) : il leur faudra toujours «des bras pour les tenir» (Winnicott), des adultes qui s'occupent d'eux et les aiment. Des parents qui, comme tous les parents et les bébés humains, ont un inconscient. Inconscient régi par ce que les psychanalystes appellent des «processus psychiques primaires», caractérisés entre autres par une absence de négation et de contradiction, ainsi que par une ignorance du passage du temps... En tant que citoyens, ne stigmatisons pas ces enfants, mais veillons à les accueillir dans la communauté des sujets humains.
Face aux dangers du clonage reproductif, il nous semble donc prudent (autant d'ailleurs que compassionnel) d'éviter tout manichéisme et de nuancer l'évaluation qu'il sera nécessaire de faire en fonction des cas de figure qui existeront : un bébé clone né dans un couple parental stérile mais non psychiquement pathologique aura, on a toutes raisons de le penser, un devenir bien différent de celui d'un autre qui naîtrait (ce qu'à Dieu ne plaise !) du fantasme d'immortalité d'un(e) célibataire mégalomane vieillissant(e) !
S'il y avait des protagonistes à stigmatiser, que ce ne soient ni les enfants nés après clonage, ni les couples stériles demandeurs, mais les promoteurs de ces procédés hasardeux. Le rôle de nos sociétés où la procréatique est devenue à la fois sophistiquée et si habituelle devrait consister à réfléchir à des garde-fousÊéthiques bien fondés. Paul Ricoeur classe la bioéthique dans la zone du jugement prudentiel (in Soi-même comme un autre). Le clonage reproductif donne un terrain «idéal» pour mettre en pratique cette attitude.


(1) Injection intracytoplasmique de spermatozoïdes.(1