Depuis l'annonce de la naissance supposée du clone raélien,
il y a surenchère de propos apocalyptiques sur le destin de ce
bébé, présenté comme un véritable ET,
ceci essentiellement parce qu'il (elle, en l'espèce) aurait le
même génome que celui de l'individu cloné (sa mère
en l'occurrence). On agite ainsi l'épouvantail de deux êtres
dupliqués, comme photocopiés. Le fait d'avoir le même
génome que celui d'un autre individu nous semble pourtant loin
d'être un argument suffisant pour condamner cette transgression
dans l'art de donner la vie que constitue le clonage reproductif. Après
tout, les jumeaux homozygotes ont eux aussi le même génome
; ils partagent même en outre, ce qui ne sera pas le cas des éventuels
enfants-clones, le même vécu temporel : celui de la grossesse,
de ces neuf mois passés ensemble dans l'utérus de leur mère.
Or tout ceci, que l'on sache, ne fait pas des jumeaux des êtres
dérangés psychiquement...
Les biologistes ont par ailleurs souligné que le clone animal n'est
jamais exactement identique à l'animal cloné (le pelage,
par exemple, est différent d'un animal à l'autre). Chez
l'humain, ce serait donc inadéquat de croire que le fait qu'un
enfant ait le même patrimoine que son père ou que sa mère
reproduirait ou serait susceptible de prédire la personnalité
de ce dernier. Un enfant clone n'aura jamais la même histoire que
son parent d'origine, ne serait-ce que parce qu'il naîtra bébé,
avec le décalage existentiel que cela implique avec l'adulte. Cet
enfant se construira sans nul doute une autre «identité narrative»
(Ricoeur). Non, le saut épistémologique entre les jumeaux
et les clones se situe à l'évidence ailleurs : ces bébés
(dont on annonce des naissances prochaines, possiblement plus crédibles
que celle des raéliens, chez Antinori & Co), seront radicalement
différents des jumeaux au sens où ils seront le double génétique
d'un de leurs parents mais, et c'est là l'essentiel, d'un seul
d'entre eux (soit de leur père, soit de leur mère). Alors
que l'espèce humaine se reproduit de manière sexuée
et que cette sexuation nous a toujours semblé constituer le noyau
dur, le garant de la différence des sexes et des générations.
(Ce, d'ailleurs, de manière un peu magique, car y avait-on vraiment
réfléchi avant que l'on agite le spectre du clonage ? Rien
de moins sûr !)
On pourrait donc s'arrêter là, condamner, interdire (à
supposer qu'on y arrive !), et rejeter dans les ténèbres
extérieures les «savants fous», mais aussi les parents
et les enfants qui sont ou seront peut-être embarqués dans
cette galère. Tel n'est pas notre point de vue de psychanalyste
accompagnant au long cours des couples en mal d'enfant, en particulier
dans l'éventail déjà très fourni des procréations
médicalement assistées. Essayons d'aller un peu plus loin
en versant au débat quelques réflexions sur des cas cliniques
qui portent sur des conceptions contemporaines plutôt atypiques.
Mais il faut en premier lieu remettre le clonage en perspective historique
et rappeler notamment qu'une des caractéristiques de notre époque,
repérable dans le domaine de la procréation comme ailleurs,
semble illustrer la règle de Gabor que l'on peut résumer
de la façon suivante : «Tout ce qui est techniquement réalisable
doit être réalisé, quoi qu'il en coûte moralement.»
Il faut ensuite envisager cette technique hautement hasardeuse pour ce
qu'elle est censée apporter : une méthode de plus d'assistance
médicale à la procréation (AMP) devant permettre
à des couples ou à des individus stériles de mettre
au monde des enfants auxquels ils seraient génétiquement
reliés. Le clonage reproductif nous fait donc entrer dans l'ère
de la reproduction non sexuée, c'est vrai.
Remarquons cependant, c'est un fait bien intégré par les
représentations et les lois de notre société, que
cette ère, si elle existait, ne ferait que se situer dans le droit
fil de la précédente : l'ère de la reproduction non
sexuelle. La dissociation possible entre sexualité et procréation
date, on le sait, de l'ère contraceptive. C'est ensuite de la filiation
que la procréation a pu être clivée grâce aux
techniques d'AMP avec dons de gamètes et d'embryons (des parents
stériles peuvent désormais avoir des enfants grâce
à des gamètes venant d'autres individus). La procréation
s'est, enfin, affranchie de la temporalité depuis l'ère
de la congélation des gamètes et des embryons, saut épistémologique
immense et paradoxalement assez peu commenté : depuis plusieurs
années sont déjà nés en effet des jumeaux
décalés dans le temps, frères et soeurs conçus
le même jour au cours d'une tentative de fécondation in vitro
(FIV) mais, pour certains d'entre eux, réimplantés dans
l'utérus de leur mère à quelques années de
distance (congelés dans l'intervalle à l'état d'embryons).
Il existe ainsi quelques situations de conception atypiques en France,
tant légales qu'acceptables au plan psychique. La future loi bioéthique
a, par exemple, de bonnes chances (selon nous) d'autoriser, dans le cas
de décès du père au cours d'un processus de fécondation
in vitro, la réimplantation chez la veuve d'embryons conçus
dans le cadre du projet parental du couple. Le diagnostic pré-implantatoire
(DPI), autorisé lui aussi par la loi, permet à un couple
de concevoir un «enfant thérapeutique» sélectionné
pour sa compatibilité sur le plan immunologique avec un aîné
malade. Inutile de multiplier les exemples.
Le but n'est pas ici d'établir un catalogue mais de montrer que
les techniques de procréation assistée étant de plus
en plus performantes (mais aussi parfois de plus en plus risquées
!), sont à ce titre devenues objet du «fantasme deÊla
dernière chance» pour nombre de couples en mal d'enfant qui
ont parfois essayé par tous les moyens disponibles d'avoir un enfant
(y compris l'adoption, à laquelle tout le monde n'a pas accès,
à commencer par les couples qui ne peuvent se marier pour des raisons
diverses). D'où la prévisibilité annoncée
du clonage reproductif pour lequel risque d'exister une offre médicale
en même temps qu'une demande non négligeable de la part de
parents potentiels.
Pour rendre le débat d'idées plus clair, prenons un exemple
fictif, plus convaincant que le cas «raélien» et plus
en accord avec la manière de penser les choses «à
la française» : il s'agirait d'un couple marié dans
lequel le conjoint masculin aurait une stérilité incurable,
couple animé par un désir d'enfant biologique à tout
prix (ça existe et c'est leur droit !). Couple qui aurait donc
un «projet parental valable». La technique du clonage pourrait
leur permettre, en théorie, de concevoir un enfant avec une cellule
(de peau par exemple) du futur père implantée dans l'ovocyte
préalablement énucléé de son épouse,
la future mère ; cette dernière ne serait pas la mère
génétique de l'enfant, mais elle serait sa «mère
cellulaire» (or on sait que la cellule réceptrice, via le
cytoplasme, a une influence sur l'expression des gènes) et, surtout,
sa mère gestatrice : elle porterait et accoucherait de ce bébé
(et on connaît maintenant l'importance des échanges foeto-maternels).
Ce bébé clone serait ainsi un enfant biologique du couple.
Cas imaginaire mais qui correspondrait, au plan de la forme en tout cas,
aux indications les plus actuelles d'assistance médicale à
la procréationÊdans lesquelles ce sont le plus souvent les
compagnes de conjoints stériles, femmes a priori fertiles, qui
prennent en charge l'infertilité de leur conjoint, dans les cas
d'ICSI (1) notamment.
Indépendamment de la question des ris ques (très importants,
semble-t-il) pour la santé physique des enfants qui seront peut-être
un jour ainsi conçus, constatons qu'il n'existe pas, pour l'instant,
de représentation anthropologique, pas plus que de représentation
symbolique pour ces futurs enfants clones. Il faudra donc innover socialement.
Ce qui n'est pas interdit... Un des rôles de la psychanalyse nous
semble consister à pointer les enjeux de cette mutation radicale
dans l'art de donner la vie, si telle est l'aventure inévitable
de ce début de siècle.
Osons le dire : les bébés conçus de cette manière
particulière seront néanmoins des nourrissons comme les
autres, nés, comme l'a montré Freud pour les mammifères
humains, en état de «néoténie» (c'est-à-dire
qu'ils naissent prématurés, tant au niveau physiologique
qu'au niveau psychique) : il leur faudra toujours «des bras pour
les tenir» (Winnicott), des adultes qui s'occupent d'eux et les
aiment. Des parents qui, comme tous les parents et les bébés
humains, ont un inconscient. Inconscient régi par ce que les psychanalystes
appellent des «processus psychiques primaires», caractérisés
entre autres par une absence de négation et de contradiction, ainsi
que par une ignorance du passage du temps... En tant que citoyens, ne
stigmatisons pas ces enfants, mais veillons à les accueillir dans
la communauté des sujets humains.
Face aux dangers du clonage reproductif, il nous semble donc prudent (autant
d'ailleurs que compassionnel) d'éviter tout manichéisme
et de nuancer l'évaluation qu'il sera nécessaire de faire
en fonction des cas de figure qui existeront : un bébé clone
né dans un couple parental stérile mais non psychiquement
pathologique aura, on a toutes raisons de le penser, un devenir bien différent
de celui d'un autre qui naîtrait (ce qu'à Dieu ne plaise
!) du fantasme d'immortalité d'un(e) célibataire mégalomane
vieillissant(e) !
S'il y avait des protagonistes à stigmatiser, que ce ne soient
ni les enfants nés après clonage, ni les couples stériles
demandeurs, mais les promoteurs de ces procédés hasardeux.
Le rôle de nos sociétés où la procréatique
est devenue à la fois sophistiquée et si habituelle devrait
consister à réfléchir à des garde-fousÊéthiques
bien fondés. Paul Ricoeur classe la bioéthique dans la zone
du jugement prudentiel (in Soi-même comme un autre). Le clonage
reproductif donne un terrain «idéal» pour mettre en
pratique cette attitude.
(1) Injection intracytoplasmique de spermatozoïdes.(1
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