Critique
du "Roman familial" parue dans l'Autre (revue transculturelle
internationale), dans
Métisse (revue de l'Association internationale d'ethnopsychanalyse)
Par Marie-Rose Moro (psychanalyste)
LA PART DE
SOI EN L'AUTRE
Etonnant et rare, le dernier livre de Geneviève Delaisi de Parseval,
psychanalyse et anthropologue, Roman Familial, qui vient de ressortir chez
Odile Jacob (la première édition date de 2002). Objet énigmatique,
la première partie se lit comme un roman, comme une intrigue policière,
que l'on n'a pas envie de lâcher, ni pour aller dormir, ni pour aller
travailler, une urgence à lire avec l'envie de retenir la fin pour
que le plaisir ne finisse pas trop vite. Mais c'est aussi un document ethnographique
et autobiographique, sur l'histoire d'Isadora D., patiente, informatrice,
auteur, pas tout à fait la même, pas tout à fait une
autre. Isadora souffre de deux deuils, celui d'un oncle maternel déserteur
en 1917 dont elle ignorait même l'existence et surtout, celui de son
grand-père paternel: sa famille ne pouvant cacher son existence du
fait de sa célébrité lui a menti sur la date de sa mort
(p.192). Ce sont à la fois des fragments de son introspection, de
sa psychanalyse, en somme des fragments d'elle-même. La méthode
est à retenir : partir de documents composites, de traces de mémoires,
de traces de vie pour en faire un récit aux interprétations
multiples car le récit précède la réalité.
C'est aussi un livre transgressif : faire le récit du parcours d'une
autre, d'une patiente, soi-même, une alter ego et au nom de cette ambiguïté créative,
tout se permettre aussi bien l'introspection la plus authentique, l'interprétation
la plus rigoureuse et la plus audacieuse, la critique la plus acerbe.
Au-delà du singulier, de l'éminemment subjectif, ce livre propose,
dans une seconde partie, une nouvelle approche théorique fort attendue
pour penser les questions qui traversent la société d'aujourd'hui.
Elle s'appuie pour cela sur un glossaire qui est un modèle du genre
- comment faire d'un exercice lexicographique un essai, un peu à la
manière des encyclopédistes, avec des entrées comme
anniversaire, contre-transfert, Œdipe mais aussi destin, origines, parentalité,
deuil, vérité/réalité ou encore notes de bas
de page… Ces données théoriques générales
bousculent la psychanalyse et par là-même la renouvellent à partir
de la perspective anthropologique et complémentariste de Georges Devereux,
le fondateur de l'ethnopsychanalyse, une complexification de la psychanalyse
qui intègre les données de l'anthropologie. En effet, en s'appuyant
sur une interview qu'elle avait faite de lui dans Le Monde en 1980 et dont
elle reproduit des extraits dans l'entrée contre-transfert, elle définit
l'importance de soi dans tout objet d'étude: nous ne parlons que de
nous même, toujours et partout. Cette place du contre-transfert dans
toute théorie et toute méthode est encore aujourd'hui superbement
ignorée par les penseurs ou les acteurs des sciences humaines qui
ne voient, au mieux, que le transfert. G. Delaisi de Parseval se situe à l'exact
opposé de cette position méthodologique et éthique,
c'est une position courageuse car en faisant cela elle s'expose et prend
le risque d'être à la fois à nue et critiquée.
Notons que dans le domaine de l'anthropologie, Sophie Caratini vient de le
faire aussi dans un excellent ouvrage qui vient de paraître "Les
non-dits de l'anthropologie".
G. Delaisi
de Parseval quant à elle réussit
parfaitement ce pari, que je qualifierais volontiers de féminin,
au sens où il se situe dans un autre rapport au pouvoir : faire
entrer la sensibilité dans le symbolique et ne pas considérer
le symbolique comme un objet en soi déconnecté de l'humain
et de ses aspérités.
Toujours dans la lignée de Devereux mais aussi de psychanalystes
actuels tels que Faimberg, d'Hellenistes comme Vernant ou d'anthropologues
comme
Suzanne Lallemand avec qui elle a écrit un très beau livre,
"L'art d'accommoder les bébés" en 1980, elle montre
comment Œdipe
qu'elle aime qualifier "d'enfant à tout prix" est victime
d'un mode d'adoption plénière qui simule la position de parents
biologiques et qui, comme toute simulation, comporte un risque d'aveuglement
et de non transmission tragique : Œdipe n'avait pas les éléments
qui lui permettait de savoir que sa mère lui était sexuellement
interdite. Ses parents adoptifs et au-delà la société qui
permet et qui organise de telles pratiques d'adoption a donc contribué à fabriquer
son malheur et son destin tragique. De là, on passe naturellement à la
discussion sur le lien biologique qui unit parents et enfant et que, à juste
titre, on devrait nommer dans la suite de Piéra Aulagnier contrat
narcissique. Plus qu'un droit aux origines c'est d'un droit à l'histoire
qu'il s'agit de défendre pour les enfants adoptés par exemple.
Ici l'anthropologie qui permet d'aller voir ailleurs comment l'humain fabrique
des modalités de circulation des enfants ou la comparaison avec
d'autres pratiques et d'autres droits comme le droit anglais qui propose
l'open adoption,
c'est-à-dire une adoption qui permet de connaître ceux qui
vous ont donné la vie et de reconnaître l'exercice de la parentalité de
ceux qui vous ont élevé, permettent "de rêver
pour notre pays d'un droit plus humain de la filiation, droit qui soit
en accord
avec la vérité psychique" (p.209). De ces nouvelles
données
découlent aussi une réflexion nécessaire sur les nouveaux
systèmes de filiation ou d'organisations familiales autant de fenêtres
ouvertes par ce glossaire qui fait le lien avec les travaux antérieurs
de G. Delaisi de Parseval sur les nouvelles questions autour des bébés
et des nouvelles formes de parentalité.
Récit palpitant, essai sur la filiation au singulier à travers
l'histoire d'Isadora et au pluriel sur les différentes formes qu'elle
peut prendre hier, aujourd'hui mais aussi demain. Cet ouvrage est au cœur
de la psychopathologie du quotidien, qui loin du sensationnalisme ou de la
question de la victime avec toute la sensiblerie qui la caractérise,
renouvelle notre compréhension de l'humain dans la banalité du
quotidien, c'est là aussi sa grandeur.
Pour paraphraser G. Delaisi de Parseval s'adressant à Devereux, je
dirais volontiers en guise de remerciement : "Vos œuvres, Madame,
comme celle des vrais spécialistes en sciences humaines, sont de passionnantes
autobiographies qui permettent par l'infiniment particulier d'accéder à l'universel".
Il importe que vous continuiez à le faire...
Marie Rose Moro
Site : www.clinique-transculturelle.org