Critique
du "Roman familial d'Isadora D." parue dans le Carnet PSY, décembre
2002-janvier 2003
Par Georges Pragier (psychanalyste, SPP)
Geneviève Delaisi
de Parseval nous surprend en nous offrant un livre rare qui associe analyse
dun roman familial, scientificité ethnographique et art du roman
de fiction. Entre autoanalyse et autobiographie, lauteur nous tient en
haleine en décrivant les mécanismes psychiques qui sous tendent
sa fabuleuse rencontre avec un personnage qui nest ni tout à fait
elle-même ni tout à fait une autre.
HANTÉE
PAR LA PSYCHANALYSE
Lhéroïne Isadora D., personnage auto-inséminé,
sincarne à partir des fantômes transgénérationnels
et de deuils rencontrés dans sa psychanalyse. Du même coup et dans
le même temps, elle nous fait participer aux effets produits par deux
guerres mondiales dans la vie psychique dune famille française.
Les illustrations cliniques (et photographiques) parfaitement convaincantes,
nous donnent le sentiment que lentrelacs du réel et de limaginaire
donne naissance à un personnage construit sur le modèle freudien
de " Constructions en analyse ". Serge Viderman y aurait certainement
retrouvé la part du vautour et celle du milan dans la mise à lépreuve
dun récit interprétatif. Maria Torok et Nicolas Abraham
habitent ce personnage qui ne cesse de rendre hommage à leurs intuitions
cliniques et théoriques.
Son parcours analytique est restitué sans camouflage. Première
analyse classique terminée par une grossesse. " Tranche " auto
analytique iconoclaste puisque lanalyste, avec le consentement dIsadora
D., décide de publier la cure. Si elle ne respecte pas le secret, cest
pour mieux nous montrer limpact des secrets dans le processus analytique
mais aussi dans lécriture. Démarche étayée
sur de nombreux auteurs dont luvre se décline souvent à
partir des découvertes fulgurantes de Ferenczi. Ainsi, entre autres,
apparaît Alain de Mijolla, avec ses visiteurs du moi et son essai sur
les fantasmes inconscients où est évoqué le capitaine dArthur
Rimbaud, qui se présente ici comme un lointain cousin de Jean Genet,
mais aussi dun oncle maternel dIsadora D. évaporé
" lui aussi dans une désertion pendant la " grande guerre ".
Cest en analyse quIsadora comprend aussi que sa conception est surdéterminée
par la mort dun autre frère, aimé de sa mère, dont
le fantôme vient hanter la famille Cette histoire est redupliquée,
dans la réalité, par labsence de son père dés
le lendemain du rapport sexuel fécondant, ce qui nous paraît bigrement
signifiant pour un auteur spécialiste des questions de procréation
et de filiation. Ce père, prisonnier pendant toute la guerre de 1939-1945.
est surtout prisonnier dune terrible lettre secrète à lui
adressée par son propre père pour le renier " à mort
"avec toute sa progéniture. Ce grand père paternel, homme
célèbre, ignorera lexistence dIsadora, entravant gravement,
jusquà son analyse, son destin dunique fille (et denfant
de remplacement) et laccès au père " archéologique
". En retrouvant son histoire, appariée avec celle de Jean Paul
Sartre, lauteur nous montre ce que peut être une douloureuse répétition
dans ce quelle nomme " lère du faux " (p.32). Trente
ans après, Isa/Dora D. découvre aussi que sa mère (celle
de GDP aussi) a caché son statut de " pupille de la nation "
HANTÉE
PAR LETHNOLOGIE
" Ni historienne, ni psychanalyste ". Cest en ethnologue quIsadora
D. tente " de raconter lhistoire dune histoire de sa famille
" A linverse de Freud, pense-t-elle, lauteur soutient que la
normalité éclaire la pathologie Ici, Georges Devereux occupe une
fonction de parrain. Situé au carrefour de lethnologie et de la
psychanalyse, il occupe une position paternelle créatrice de liens. Cest
dans son séminaire que lauteur GDP situe sa rencontre avec Isadora
D. ce personnage exceptionnel construit comme une chimère et non seulement
comme un double. Michel Leiris semble assumer, lui, un rôle de "
directeur dinconscience " et cest dans une identification à
son type décriture quIsadora, comme lauteur, exploitent
un modèle fécond ou plutôt une " Règle du jeu
". dans laquelle elle nous invite généreusement à
pénétrer, tout en soulignant que, comme la psychanalyse, elle
traite des déchets " de lesprit humain, et ce nest pas
François Dagognet qui la contredirait
Alors, le lecteur peut y découvrir, sur cinq générations,
une " ordinaire " histoire de famille dérangeante -au sens
de Devereux- et que GDP, qui fut son élève, analyse au plus près
du terrain. Lauteur sengage pour affirmer que son récit auto
analytique illustre la thèse non strictement freudienne selon laquelle
" Lhistoire familiale précède et prime la naissance
de la sexualité infantile ". Avec Jacques Derrida, elle défend
lidée que " il y a de la famille, cest-à-dire
du lien social organisé autour de la procréation "
HANTÉE
PAR LA PASSION DU POLITIQUE
Le XXe siècle
et les deux guerres mondiales constituent la toile de fond historique du roman
(familial) qui peut, à juste titre se prévaloir dun autre
parrainage, littéraire celui-là, du " nouveau roman ".
Avec laffaire Dreyfus, Francis D., le grand-père paternel, fils
douvrier, semble rentrer en politique et en philosophie, comme si lui,
le laïque absolu, entrait en religion. Intolérant, il renie son
fils unique parce quil aime une femme catholique. Alors, chez cet homme
honorablement connu dans le milieu universitaire, son pacifisme (dailleurs
assez proche de celui de Robert Jospin, le père de lancien Premier
ministre) le conduira sous Vichy à une attitude que lauteur qualifie
daprès les historiens spécialistes de cette époque
de " collaborationniste de gauche ".
Les assises narcissiques dIsadora D. sont alors interrogées et
lon comprend que, dans le décours de ses analyses, la petite fille
de lhomme célèbre se soit passionnée pour les grands
débats du monde contemporain. On comprend aussi comment elle est devenue,
au sens noble du terme, une militante et un penseur des nouvelles parentalités
et de léthique de la procréation.
HASARD DU SECRET,
HASARD DE LÉCRITURE
En 1998, après
la mort de sa mère, Isadora D.retrouve dans un coffre loriginal
de la " terrible " lettre de reniement. Tout était donc vrai,
comme dans la légende ddipe. Avec cette découverte
de la " vérité ", le passage du fantasme à la
réalité matérielle des origines et des secrets de
famille vient constituer une trame dune subtile complexité
où Isadora et GDP sont defficaces complices. Le lecteur pourra
regretter quelles gardent, entre elles, les secrets de leur sexualité.
À un tournant de lhistoire de lécriture auto analytique,
cet ouvrage inclassable et passionnant nous fait souhaiter dentrer dans
cette Family drive additionnelle.